Petite note liturgique :

les différences de texte

entre le « Graduale Romanum »

et les autres livres liturgiques

 

Ces quelques lignes sont l’écho lointain d’une question posée, en 2007, par une religieuse qui participa à nos sessions. Pour être complète, la réponse demande quelque développement ; elle mérite néanmoins, sans doute d’être diffusée, car elle peut intéresser tous ceux qui sont un peu férus d’histoire de la liturgie. Ce devrait être le cas de tous les choristes d’église…

 

Lorsqu’on se prépare avec attention à chanter les textes de la messe, on peut se servir d’un missel (missel pour les fidèles, ou missel d’autel dont se sert le prêtre célébrant) ; et si l’on est un peu attentif, on constatera parfois des divergences, certes rares et minimes, entre le texte qu’on lit dans le missel et le texte qu’on aura à chanter dans son « Graduale Romanum » (appelé encore : « Paroissien romain », « 800 »…). Certains, surpris, croient alors qu’il s’agit de fautes de typographie, se demandent s’ils ne doivent pas faire des rectifications… Mais non : les textes sont bien différents. Pourquoi ces apparentes anomalies ?

 

 Donnons quelques exemples :

 

- L’introït du 10e dimanche après la Pentecôte, dans le missel, commence par ces mots : « Cum clamárem », mais dans le Graduale, on lit : « Dum clamárem »…

-Au verset époustouflant (sur le plan musical) de l’Alleluia du 8e dimanche après la Pentecôte, le missel donne comme texte : « Mágnus Dóminus, et laudábilis valde : in civitáte Déi nóstri, in mónte sáncto éjus », or l’adjectif nóstri qui manque dans le texte chanté…

 

-De telles divergences concernent souvent les textes du psautier (comme nous le préciserons un peu plus bas), mais pas uniquement : le graduel de la messe I de plusieurs martyrs porte le texte (plus ou moins calqué sur un passage du livre de l’Exode, au chapitre 15) : « Gloriósus Déus in sánctis súis » dans le missel, mais l’adjectif súis manque dans le livre de chant.

-Plus remarquable encore, l’offertoire du 12e dimanche après la Pentecôte (tiré du livre de l’Exode également, au chapitre 32) : « Precátus est Móyses… » (magnifique, mais rarement chanté malheureusement, car d’une difficulté et d’une longueur assez exceptionnelles) : dans la version chantée et dans celle-ci seulement, on reprend deux fois la première phrase, ce qui donne encore plus de force et d’expressivité à l’ensemble de la pièce.

 

-Autre divergence, bien connue de tous ceux (clercs et religieux, et peut-être aussi quelques pieux laïques) qui chantent régulièrement les complies du dimanche ; on finit assez vite par connaître par cœur le texte de cet office, avec ses trois psaumes si bien adaptés à cette prière liturgique juste avant le repos de la nuit. Le premier de ces psaumes, le psaume 90 (91 dans la numérotation d’après la version hébraïque), celui de la protection du Seigneur sur l’âme fidèle dans l’épreuve, est repris presque intégralement dans la messe du 1er dimanche de carême, mais par rapport à la version dont on a l’habitude aux complies, il comporte de menues modifications à chaque verset ou presque… ; et lorsqu’on psalmodie le très long « trait » de cette messe (13 versets, sur les 16 que compte ce psaume), on risque d’achopper à toutes les lignes si on n’est pas prévenu.

 

Mais cette divergence n’est pas tout à fait la même que celles dont nous parlions dans les exemples précédents : pour ce psaume 90 en effet, le Graduale et le missel donnent le même texte : la différence est entre l’ensemble des livres pour la messe d’une part, et le bréviaire d’autre part… Cela s’explique par la reprise de la traduction du psautier par saint Jérôme : à quelques années d’intervalle, dans les années 380-390, le grand exégète réalisa deux et même trois versions du psautier. La première, réalisée à la hâte sur la demande de pieuses dames romaines, fut utilisée dans la liturgie de la ville de Rome jusqu’à la réforme de saint Pie V (1568), et c’est cette version qu’utilisèrent les compositeurs des pièces dites grégoriennes. Saint Jérôme n’était pas satisfait de cette traduction sommaire, et il en réalisa une deuxième version, plus sérieuse, à Bethléem, quelques années plus tard ; c’est cette deuxième version qui, au VIIIe siècle, sous l’impulsion de Charlemagne (conseillé par son entourage lettré), fut adoptée par tout l’Occident (sauf Rome) pour la « Vulgate » et pour la récitation liturgique ; et en 1568 seulement, ce psautier qu’on appelait « gallican » entra en usage à Rome même, sauf pour les pièces chantées qu’on ne voulait en aucune façon modifier…

 

En effet, la raison de ces divergences, qui ne portent d’ailleurs jamais sur le sens des textes, est due au souci scrupuleux qu’on a eu de rester fidèle, dans les pièces chantées de la messe, aux versions primitives qu’avaient utilisées les compositeurs. Expliquons-nous : en principe, le Missale Romanum (publié par le pape S. Pie V après le concile de Trente) cite l’Écriture Sainte d’après la « Vulgate », version de référence (la Vulgate étant la version latine composée par saint Jérôme à la fin du IVe siècle, qui finit par devenir la version commune de la Bible en Occident). Mais ce principe ne vaut que pour les lectures (leçons, épîtres et évangiles). Les pièces chantées, elles, ont souvent été composées à une époque où la Vulgate n’avait pas encore supplanté dans l’usage courant l’ancienne version latine (celle que les spécialistes appellent la « Vetus Itala », la vieille version d’Italie) ; c’est le cas des deux passages de l’Exode cités plus haut. Et l’autorité de l’Église n’a pas voulu revenir sur le texte ancien des pièces chantées, car elle savait bien que le texte et les mélodies sont étroitement unis : modifier les textes aurait imposé de réviser entièrement le répertoire, et aurait créé une rupture dans la tradition chantée de l’Église.

Pendant longtemps, l’autorité de l’Église a d’ailleurs veillé : en 1604, une bulle de Clément VIII interdisait de remplacer le texte des anciennes versions par celui de la Vulgate… Permettons-nous de citer le liturgiste qui concluait le paragraphe sur ce sujet dans l’ouvrage encyclopédique Liturgia, paru en 1930 chez Bloud et Gay : « Lorsqu’on joint aux textes du missel ou du bréviaire une traduction en langue vulgaire, celle-ci ne doit sous aucun prétexte être faite sur le texte original, ni même toujours sur la Vulgate, mais strictement sur les textes tels que la liturgie les emploie en chaque passage. » Il est piquant et révélateur de constater qu’on lit exactement le contraire sous la plume de Dom Gaspar Lefebvre et du chanoine Émile Osty, dans la préface à leur célèbre missel pour les fidèles dans sa version 1961… Il est vrai que peu d’années auparavant, une nouvelle version du psautier (dite du cardinal Bea, composée par l’Institut biblique de Rome), autorisée par Pie XII puis mise de côté par Jean XXIII, avait jeté une certaine confusion dans la récitation liturgique des psaumes ; mais cela est une autre histoire…

 

Retenons de ces quelques indications que la musique a donc protégé les anciennes versions de l’Écriture, dont des morceaux restent représentées dans un certain nombre de passage des livres de chant, alors même que dans le bréviaire ou dans le missel, ils ont été remplacés par une version moins archaïque… Cela ne peut que nous inciter à garder le plus grand respect envers les pièces liturgiques grégoriennes : l’autorité de l’Église les a conservées avec grand soin ; nous-mêmes avons le devoir de les transmettre à notre tour, en restant très réservés à l’égard de tout changement.

 

L’expérience du XXe siècle doit nous instruire : le psautier latin réformé sous Pie XII, que nous évoquions à l’instant, fut mal accueilli car il rompait avec la tradition de ceux qui récitaient l’office. Et puis, souvenons-nous des traductions des cantiques latins populaires (Rorate cæli, Attende Domine…) : sur la mélodie connue, on plaçait des paroles françaises : le résultat n’était pas fameux et de fait, ces compositions boiteuses n’ont jamais eu beaucoup de succès. Ne soupirons donc jamais de l’effort que peut nous demander la langue latine : elle nous donne accès aux pièces traditionnelles et au trésor du chant grégorien – trésor qui n’a pas été remplacé et n’est pas près de l’être.

 

P. Damien-Marie

Extrait du bulletin du Centre grégorien St-Pie X Zelus domus tuæ n °12 (novembre 2009)