Composantes du chant Grégorien
Une présentation simple
des composantes du chant grégorien
Sont réunies dans le schéma ci-dessous les diverses composantes du chant grégorien interprété selon les principes développés par Dom Mocquereau († 1929), moine de l'abbaye Saint-Pierre de Solesmes. Cette interprétation est celle que les enregistrements de Dom Gajard, maître de chœur de l'abbaye Saint Pierre de Solesmes pendant cinquante ans, ont rendue célèbre : ([1])
Il a pour intérêt de montrer que le chant grégorien comprend un certain nombre de niveaux hiérarchisés et dépendants les uns des aux autres, et c'est aussi par là même un résumé précis du cursus pédagogique d'apprentissage. On ne peut, en effet, dire en toute vérité que l'on est fidèle aux enseignements de Dom Mocquereau et Dom Gajard qu'à la condition d'observer scrupuleusement chacun de ces principes. Nous avons retenu les cinq principaux.
Les deux premiers niveaux concernent la matière du chant, et les trois suivants sa forme, à savoir sa signification, son esthétique et sa beauté.
Niveau 0 : les bases
Un simple coup d'œil sur la pyramide ci-dessus montre que l'aventure qui commence risque d'être un peu longue et jalonnée d'efforts. Tous les chanteurs assidus disent, toutefois, que "le jeu en vaut largement la chandelle" : les satisfactions et les joies sont fréquentes si la volonté de bien faire est au rendez-vous. Encore faut-il ne pas tarder à regarder les choses en face. Le désir de prier en chantant et de participer ainsi à la liturgie ne peut durer que si l'on aime vraiment la musique et le chant, et si on dispose d'un instrument de bonne qualité.
Insistons un peu, car la pyramide ne montre qu'une partie des exigences. Oui il faut structurer, ordonner ces mélodies et les rendre expressives, mais cela ne pourra se faire que grâce à une saine formation vocale et à un entretien sérieux de l'instrument. Sans cela, le chant sera très moyen c'est-à-dire peu liturgique et un peu ennuyeux.
1er niveau : les composantes physiques
• La hauteur de la note (plus ou moins grave ou aiguë), c'est le stade du déchiffrage.
• La durée de la note et le tempo
- La durée proprement dite : sons brefs ou longs ;
- Le tempo qui détermine la durée moyenne des notes constituant une série.
• La force du son, c’est-à-dire son intensité.
• Le timbre qui a deux sens :
b. On désigne par timbre l'ensemble des qualités propres à chacune de nos voix, qualités essentielles (voix de soprano, d’alto, de ténor, de baryton, de basse), ou accidentelles (voix claires ou voilées, bien timbrées ou sourdes), et
c. Le mot timbre désigne aussi ce en quoi les voyelles et diphtongues se distinguent les unes des autres. C'est bien cette dernière réalité qui nous intéresse ici.
• Les articulations des consonnes qui correspondent à des perturbations du flux sonore (gutturales, explosives, dentales, etc.) ([2])
Ce premier niveau permet de s’approprier la mélodie en solfiant (chant du nom des notes), vocalisant (chant de ces mêmes notes sur une même voyelle), et chantant les paroles. Cela demande déjà bien des efforts aux débutants. Par suite, certains pourraient penser avoir terminé le travail dès qu'ils sont capables de chanter sans se tromper ni d'intervalle ni de syllabe… Il n'est est rien, car manquent encore le rythme et l’expression, deux éléments essentiels qui donnent vie aux constituants matériels.
Le rythme fait l'objet du 3e niveau, et l'expression du 4e, mais auparavant il nous faut parler du 2e.
2e niveau : La structure.
Afin d'être, en toute vérité, l'illustration sonore de la parole sacrée, le chant grégorien doit être aussi clair et ordonné que celle-ci. Or les lois physiques qui régissent l'émission et la propagation du son, imposent pour ce faire que le chant soit ancré en des points sonores bien précis dont l'ensemble constitue sa structure. Hors cela, le chant est mou, vague, flou. Il est donc nécessaire d'identifier les notes qui structurent la musique. Ces notes structurantes, ces points d'ancrage, jalonnent le chant à raison d'une tous les deux, trois, quatre, cinq ou six temps ; les autres notes sont dites, un peu improprement, ornementales.
En identifiant la structure du chant, on ne fait rien d'autre que de poser les fondations du rythme, cet ordre que nous cherchons à mettre dans le chant. Nous sommes donc encore dans le domaine de la métrique, et on se tromperait gravement en croyant que cette première phase est le fin du fin de la bonne interprétation du chant grégorien. Malheureusement, bien des chœurs s’en tiennent à ce niveau "métrique" et ne délivrent qu'un chant mécanique et pesant.
3e niveau : Le rythme
C’est seulement à ce niveau que l'on cesse d'avoir une poussière de sons et donc que s'effectuent les synthèses indispensables. La mélodie et le texte seront finement analysés afin de découvrir quel rythme a été inscrit au cœur du mouvement sonore par le ou les compositeurs. Le chant ne sera musicalement intelligible qu'à cette condition. Ce rythme qui met de l'ordre dans le mouvement va utiliser la trame des notes structurantes pour ancrer ses tensions et détentes. Il va donc falloir déterminer la fonction propre de chacune de ces notes : soit source de tension, soit point de détente.
Le rythme d'une pièce grégorienne est une symbiose entre le rythme verbal interne au mot latin et le rythme mélodique, celui de la mélodie externe. Comme le mot symbiose l'indique, le rythme verbal et le rythme mélodique fusionnent pour ordonner le mouvement sonore.
a. Le rythme verbal
Le latin étant une langue accentuée, chacun de ses mots comporte une ou plusieurs syllabes accentuées. En contraste avec celles-ci, les syllabes non accentuées sont dites atones. Ces contrastes entre syllabes accentuées et atones sont les causes immédiates du rythme interne au mot latin.
b. Le rythme mélodique
Il se subdivise lui-même en rythme mélodique global appelé aussi phrasé, et rythme mélodique local au niveau de la syllabe et du petit groupe de notes.
- Rythme mélodique global : le phrasé. On s'intéresse ici aux périodes musicales appelées incises, membres, phrases et pièces. Il s'agit déterminer le pôle mélodique de chacune d'elles lequel attire à lui le mouvement sonore comme le fait un aimant pour la limaille, et à partir duquel le mouvement s'éloigne comme à regret. Ce phrasé est à l'image de celui de la musique interne du mot latin dont le chant grégorien est issu. Il ne faut pas l'oublier pas !
- Rythme mélodique local :
On s'intéresse aux notes structurantes ainsi qu'aux petits groupes de notes qui relient les notes structurantes entre elles. À la rencontre d'une note structurante, le mouvement « se pose » (début de thésis, selon la terminologie de Dom Gajard), ou bien prend ou reprend de l’élan (point d’appui, début d’arsis).
Les rédacteurs de nos livres en notation carrée (édition vaticane) ont assez habituellement respecté le groupement des sons de manuscrits anciens. Au delà, une bonne compétence en paléographie permet de mieux tenir compte des qualités rythmiques propres de chaque neume et d'enrichir nos partitions de tout ce que les manuscrits contiennent comme informations absentes de nos livres.
c. La symbiose
Elle est subtile, délicate, tenant compte bien évidemment du style propre de la pièce étudiée. Elle s'appuie sur un sens musical affiné par la pratique du chant ainsi que sur un goût certain pour la musique de nos anciens telle que les manuscrits en témoignent. Mais, on ne pourra prétendre exprimer réellement cette symbiose de l'art grégorien qu'à la condition d'avoir acquis une bonne technique vocale ainsi que nous le précisions niveau 0.
Dans les second et troisième niveaux, le schéma mentionne la structure modale et la synthèse modale. Les pièces grégoriennes sont diverses selon leur style — les chants des graduels, par exemple, sont différents de ceux des hymnes — ou selon l'époque de leur composition. Mais cette diversité prend des formes encore plus profondes. C'est ainsi, par exemple, que l'ensemble des pièces du propre a pu être réparti en huit grandes familles appelées modes grégoriens. Le mode désigne tout d'abord l'échelle des sons, le catalogue dans lequel sont choisis les degrés de la composition (en bref une échelle diffère d'une autre selon les emplacements relatifs des tons et des demi-tons). Ce faisant, le compositeur impose un rôle spécifique à chacun de ces degrés. Étudier un mode, c'est donc rendre compte du rôle propre de chaque degré de l'échelle. On comprend intuitivement que la modalité caractérise la manière d'être de la pièce que l'on étudie. On parle de son "ethos" qui, donc, dépend de l'échelle utilisée et du rôle propre de chacun de ses degrés. La modalité étant inscrite au cœur de la pièce, tout interprète chante modalement. Pour cette raison, bien que la modalité soit très importante pour l’intelligibilité musicale, elle nous a semblé nettement moins prioritaire que le rythme où il y a fort à faire. La modalité étant un sujet très complexe, au Centre grégorien Saint-Pie X nous nous limitons à une introduction en 3e degré et à une bonne initiation dans les degrés "direction".
4e niveau : l’expression
C’est le niveau de l’esthétique. L'expression consiste en tout ce que la méditation du chant inspire à l'interprète et qu'il éprouve le puissant besoin d' "exprimer" lorsque le chant traverse son cœur. Elle est ce qui est ajouté au rythme et dont le rythme n'a pas vraiment besoin. Ce peut être la meilleure ou la pire des choses. Soit l'interprète dépasse le cadre du discours bien ordonné, verbalement et musicalement très clair, pour communiquer ce surcroît de beauté et de spiritualité qui donne au chant sa vraie dimension, soit, incapable de se dépasser lui-même, il se complaît dans son "moi" justifiant le cri d'Eugène Delacroix , "Je hais l'emphase !".
5e niveau : la spiritualité.
C’est le niveau de la prière et de la Beauté, attribut de Dieu. Prier en chantant n'est pas réservé aux plus compétents. Il faut toutefois avoir acquis suffisamment d'aisance pour être suffisamment détendu.
∑
Le chef de chœur se doit, en conscience, d'être compétent, c’est-à-dire de s’être tout approprié afin de bien chanter personnellement et d'être capable de bien faire chanter les autres.
Au choriste, il est, certes, demandé d'avoir de solides notions en chacun de ces domaines pour être à même de comprendre et de suivre la direction de son chef. Mais ses priorités seront 1/ de savoir utiliser correctement son instrument, et 2/ d'avoir appris à chanter en mode rythmé. On entend par là l'art d'ancrer son chant sur les notes structurantes et d'alléger au passage les notes ornementales.
Pour terminer, nous avons tracé sur le schéma un trait oblique qui divise l'ensemble de la pyramide en deux pyramides composantes. Celle de gauche représente l’acquis à un moment donné. Peu à peu, au fil du temps, jalonnée par de la formation et de l’expérience, la compétence augmente jusqu’à ce que la petite pyramide de gauche recouvre la grande. La petite pyramide montre en outre qu’il n’est pas nécessaire d’être un expert dans chacun des niveaux pour prier en chantant.
Attention ! Ce schéma si utile pour clarifier et préciser ce dont le chant grégorien est constitué ainsi que pour percevoir l’ensemble du cursus pédagogique, n’est qu’un schéma. Il ne faut pas essayer de tout lui faire dire !
[1] Ce schéma s'inspire de la Pyramide de Maslow, modèle de présentation des phénomènes dans le domaine des sciences humaines (dans son numéro 171 de février 2004, la revue Action familiale et scolaire a utilisé un graphique de ce type pour présenter Les besoins de l’homme).
[2] L’harmonie, autrement dit le rapport entre elles des notes émises simultanément, est une importante composante de la musique polyphonique qui intervient peu dans le chant monodique qu'est le chant grégorien.